19
Maman botterait mon sale cul de nègre si elle savait que j’ai fait une connerie aussi énorme, se dit Byron, fou de rage, en fonçant vers le corridor menant à la cave. Bon Dieu, comment j’ai pu oublier de vérifier si on avait bien mis de l’ail sous cette fenêtre ?
Il sortit sa lampe-torche de la poche de sa veste. Ce corridor, pourtant court et familier, lui paraissait s’allonger à l’infini et se perdre dans des ténèbres menaçantes. Plus il s’approchait de la porte de la cave, mieux il percevait les bruits s’élevant de l’autre côté. A quelques mètres de la porte, il ralentit le pas et avança, l’oreille aux aguets.
Ce qu’il percevait n’était ni une voix ni des bruits de pas, mais… des sortes de coups.
Il glissa la clef dans le verrou.
Ce bruit insolite continuait.
Il tourna la clef, poussa la porte.
Le bruit devint plus distinct.
Un bruit de déglutition, mêlée de salive épaisse.
Un bruit de succion.
Promenant sa torche autour de la cave, il entrevit quelques mètres de ciment sale, deux caisses, puis…
… Deux belles jambes appartenant à une femme agenouillée. Deux bras minces et blancs, éclaboussés de sang rouge foncé, presque noir, un visage barbouillé de sang aussi… et…
… Byron voulut reprendre son souffle mais ses poumons étaient comme paralysés. Une véritable fourmilière de visages blancs et maculés de sang se redressa vivement de l’espèce de tas de chair luisant auquel avaient été réduits les deux frères Carsey. Tous le fixaient.
Il resta comme cloué pour l’éternité au sommet de l’escalier, pris dans l’étau de ces douzaines de paires d’yeux surpris et qui étincelaient dans le faisceau de sa torche. Byron songea en un éclair au sourire de sa mère. Alors un hurlement affreux monta de la cave et les filles se ruèrent comme un seul corps vers l’escalier. Byron poussa un petit cri pathétique. Il pointa son arme, tira à deux reprises dans la masse de visages ensanglantés et ricanants qui se précipitait sur lui. Mais les balles n’eurent pas plus d’effet que s’il avait tiré à blanc. Hurlant de terreur, il laissa tomber sa torche, refranchit la porte et la claqua derrière lui. Bloquant la poignée avec sa main pour qu’elles ne puissent pas ouvrir, il hurla à pleins poumons :
— Tout le monde dehors ! Sortez tous du Gold Pan ! Dehors, tout le monde. Tout de suite !
Une clameur à vous déchirer les tympans retentit dans le restaurant, aussitôt suivie d’un bruit de cavalcade. Il y eut une explosion de verre brisé. Hommes et femmes beuglaient en courant dans tous les sens.
La poignée tressautait dans le poing de Byron. Il resserra sa prise, braqua son arme sur la porte et tira à travers le bois. Aucun effet. On martela la porte de plus belle. Derrière, les cris des filles s’étaient mués en un grondement de chien enragé.
— Byron !
Délaissant son pistolet pour s’agripper à deux mains à la poignée, Byron tourna la tête vers l’autre bout du corridor. Il aperçut Bill qui se retenait au mur, comme s’il allait tomber. Il tenait à la main une lanterne halogène, dirigée vers le sol. Son visage était plongé dans l’ombre. Derrière lui, à travers les fenêtres, Byron vit les premières lueurs pâles de l’aube dans le ciel gris acier.
— Byron ! sors ! grouille ! Elles ne survivront pas longtemps une fois dehors. Cours, bon Dieu !
Bill leva un peu plus haut sa lanterne de façon à éclairer son propre visage. Sa peau d’une pâleur mortelle était à présent toute sèche et écaillée. Elle plissait en accordéon autour des yeux et de la bouche. Il avait vieilli de vingt ans.
Byron ouvrit la bouche pour dire à Bill d’aller retrouver sa femme et ses mômes, mais il comprit qu’il n’en aurait plus pour longtemps, lui aussi, une fois dehors. Avant qu’il n’ait eu le temps d’articuler un mot…
… Le bois de la porte se fendilla, puis vola en éclats. Un bras en sang jaillit à travers l’ouverture déchiquetée. Une main saisit un côté du visage du Noir. Des ongles se plantèrent dans sa joue et on lui cogna la tête contre la porte.
Il entendit encore Bill le supplier de partir, mais cet appel lui parut lointain. Sa tête ne cessait de rebondir avec une violence extrême contre le bois. Finalement, il lâcha la poignée et, s’appuyant à deux mains sur le chambranle, il essaya de se libérer de cette poigne infernale…
Mais les ongles avaient traversé sa joue, et les doigts saisirent ses dents inférieures, le pouce appuyant avec force sur sa mâchoire.
La porte s’ouvrit d’un seul coup. Byron hurla. Des bras le garrottèrent comme autant de tentacules. On arracha ses vêtements. Des crocs le déchiquetaient pendant que des langues avides lapaient son sang.
Il commença par se défendre avec des ruades et des coups de poing. Malheureusement, la douleur devint vite trop vive, le hurlement de ses assaillants trop aigu. Tandis que son propre sang montait en gargouillant dans sa gorge et l’aveuglait, Byron se demanda vaguement qui allait nettoyer toute cette saleté…
… Au même moment, Bill s’éloigna, à la fois écrasé par sa propre impuissance et furieux contre lui-même et Byron.
Incapable de regarder plus longtemps ce bain de sang, il rebroussa chemin vers la salle, en proie à une terreur sans nom.
On courait dans toutes les directions. Qui du restaurant vers le hall, qui de la boutique vers le restaurant. Chacun hurlait le nom des siens.
Se retenant aux murs, puis aux comptoirs et aux tabourets, Bill s’avançait en tanguant au milieu de cette folie collective, tenant haut levée sa lanterne pour retrouver A. J. et les mômes.
Par terre, à quelques pas devant lui, il y avait Jenny. Elle protégeait toujours sa fille, Shawna, tout en hurlant, les yeux levés au plafond :
— Seigneur, que se passe-t-il ? Mon Dieu…
— Jenny, prends ta fille et sors. Sors d’ici ! hurla Bill pour se faire entendre dans ce vacarme.
Elle leva vers lui un visage terrorisé et ruisselant de larmes.
— Mais que se passe-t-il… ? Où aller ? Où…
Luttant pour garder l’équilibre, Bill se baissa, saisit Jenny par le bras pour la forcer à se relever.
— Va dehors, bon Dieu ! Dehors !
Shawna était recroquevillée en boule dans une position fœtale, emmitouflée dans le manteau de sa mère. Hébétée, elle ne cessait de jeter des regards affolés à la ronde. Jenny glissa les deux bras sous le corps frêle de sa fille et se releva en la tenant avec grande précaution.
— Tiens bon ! lança Bill en posant sa lanterne sur le bar.
Puis il retira sa veste, d’un geste à la fois rigide et faible, pour la déposer sur les épaules de Jenny.
— Il fait encore plus froid dehors qu’ici, ajouta-t-il en désignant la porte vitrée d’un signe de tête.
Jenny le remercia. Mais ces paroles se réduisirent à un grognement aux oreilles de Bill. Elle lui tourna le dos, puis se fraya un chemin à travers la foule hystérique. Shawna regarda Bill par-dessus l’épaule de sa mère. S’apercevant qu’il ne les suivait pas, elle cria :
— Bill ! Viens avec nous !
Bill reprit la lanterne et l’agita.
— Je m’en sortirai !
— Maman, attends Bill !
Mais elles disparurent dans la foule.
Bill regagna le corridor et, les yeux plissés, scruta les ténèbres. Il ne distinguait que des mouvements flous mais en revanche, entendit fort distinctement toutes sortes de bruits : lapements et succions horribles, à la manière de porcs se vautrant dans la boue. Lorsqu’elles auraient fini de se gaver, seraient-elles assez intrépides pour suivre quelqu’un à l’extérieur, malgré le danger de mort que représentait pour elles le lever du soleil ? Étaient-elles folles à ce point ?
Peut-être.
Se retournant, Bill hurla :
— A. J. ! Dara ! Cece ! Jonny !
Il marchait au milieu de la foule en fuite tout en continuant à les appeler. Une femme aux cheveux argent le heurta, alors qu’elle tourbillonnait comme une toupie en interpellant à grands cris tous ceux qui passaient à côté d’elle :
— Arrêtez ! Arrêtez tout de suite !
Ses yeux exorbités étincelaient comme ceux d’une démente. Elle brandissait les poings au plafond.
— Je suis la gérante. Je suis la responsable. Restez ici ! Arrêtez ! Tout de suite !
— Calmez-vous, madame, dit Bill en la prenant par le bras et en essayant de la faire pivoter vers la porte. Vous devez sortir d’ici, vous êtes en danger…
Elle se dégagea de son étreinte en lui flanquant un violent coup de coude dans les côtes.
— Bas les pattes ! Je suis la gérante, bon Dieu de bon Dieu !
Le monde bascula. En tombant, Bill heurta le bord d’une table. Sa lanterne lui échappa des mains et alla rouler au loin. Bouche grande ouverte, il voulut crier sa douleur mais ne put émettre aucun son. A travers ses yeux vitreux, il regardait une nuée de jambes défiler à toute allure autour de lui. Il reçut des coups de pied. On lui écrasa bras et jambes. Les hurlements se brouillèrent, comme s’il était en train de se noyer.
Tu meurs déjà.
… Tu meurs déjà…
… Déjà… Déjà…
Bill ferma les yeux, attendant le silence éternel de la mort.
… Jon s’arracha brusquement de la poigne de Doug et brailla :
— Laisse-moi y aller ! Je dois retourner là-bas pour aider papa !
Ils n’étaient plus qu’à quelques pas de la porte du hall, où une masse de gens affolés se bousculaient sans pitié pour pouvoir franchir le seuil. Doug serrait Jon et Dara par le bras. Adelle, qui les précédait, tenait Cece par la main. Lorsque Jon voulut s’échapper, Dara et Cece se retournèrent vivement vers lui.
— Papa est ici ? demanda Dara d’un ton anxieux.
Cece tirailla sa mère par le bras.
— M’man, où est papa ? Où il est, dis ?
Jon comprit rapidement en voyant l’air effondré de sa mère ; elle n’avait pas eu l’intention de prévenir les filles que leur père était ici.
Doug le reprit par le bras.
— Jon, il pourra se débrouiller tout seul. Maintenant…
— Mais il est malade ! s’époumona Jon.
S’écartant brusquement, il se retourna vers la salle.
— M’man, qu’est-ce qu’il a, papa ? redemanda Cece en continuant à tirailler sa mère par le bras.
Et Dara, au même moment :
— Est-ce que papa est vraiment malade, maman ?
Saisissant Jon par les épaules, Doug l’écarta du chemin d’une femme pesant au bas mot cent kilos. Un bébé dans les bras, elle marmonnait des propos décousus tout en envoyant de violents coups de coude à tous ceux qui lui bloquaient le passage. Ceinturant Jon, il l’entraîna de force vers les premières portes vitrées en bougonnant :
— Vous pourrez tous voir votre papa ; une fois que nous serons dehors, compris ? dehors !
Fulminant de colère, Jon commença à flanquer des coups de pied dans les tibias de Doug et des coups de coude dans son estomac, pour se libérer. Sans le faire exprès, il frappa une femme d’un âge avancé, soutenue par son mari, mais ni l’un ni l’autre ne se retournèrent pour attendre des excuses.
— Mais espèce de connard, il ne peut pas aller dehors ! s’égosilla Jon. Le soleil le tuera !
Enfin libre, il fit demi-tour, le souffle court et rauque.
Propulsées d’avant en arrière par ce raz-de-marée d’humains paniqués, les filles le regardaient d’un air interdit.
— Va dehors si ça te chante, lança Jon, moi, j’vais voir si je peux l’aider.
— Voyons, m’aman, on ne peut pas le laisser, ajouta Dara en se tournant vers sa mère.
Cece se trémoussa, comme si elle avait eu envie de faire pipi.
— Faut qu’on aide papa ! J’veux le voir ! S’il te plaît, il faut qu’on aille l’aider !
Jon regarda Doug et sa mère pendant qu’ils échangeaient un long et silencieux regard. Finalement, Doug poussa un soupir résigné.
— Adelle, emmène les deux filles dehors. (Puis, à l’adresse de Jon :) Allons-y.
Jon éprouva un soulagement si intense qu’il faillit éclater de rire. Il fila aussitôt vers le restaurant.
La foule qui se ruait vers les portes devenait compacte. Certains, profitant de cette cohue, faisaient un rapide détour par la boutique pour piller quelques bricoles, d’autres avançaient cahin-caha avec leurs enfants et les bras chargés d’une tonne de sacs. Il restait encore çà et là quelques lanternes dans la salle, mais elles étaient brisées ou inutilisables en raison du tumulte provoqué par la panique. Au milieu du restaurant plongé dans l’obscurité, une femme aux cheveux argent martelait une table en glapissant :
— Vous allez tous perdre votre boulot à la con, tous, et je ne serai pas responsable, vous m’entendez ?
Sa voix était éraillée, son corps agité de saccades. Elle tenait à peine sur ses jambes flageolantes. La dernière serveuse encore dans la salle s’approcha d’elle. Lui parlant doucement, elle essaya de la prendre par les épaules. Mais elle l’écarta d’un bond en hurlant :
— Vous êtes virée, illico, miss, compris ? Ramassez vos affaires et foutez-moi le camp d’ici !!!
La serveuse recula, interloquée, puis détala en piaillant. Alors la femme se retourna, puis pointa l’index vers le sol :
— Et qu’on me débarrasse de ce poivrot qui se vautre par terre et qu’on le jette dehors, nom d’un chien !
Jon parvint enfin à repérer son père. Il était étendu sur le dos. Immobile, rigide.
— P’pa ! s’écria-t-il en courant vers lui, suivi de Doug.
Malheureusement, la gérante qui avait perdu la tête fut plus rapide. Reculant sa jambe pour balancer un coup de pied, elle grommela :
— Espèce de sac à vin !
Jon piqua un sprint et bondit sur elle.
— Non ! beugla-t-il en plaquant la femme au sol.
Elle roula jusque sur le carrelage derrière le comptoir. Elle était sonnée mais parvint quand même à se redresser sur un coude, pendant que Jon s’approchait de son père à quatre pattes.
— Seigneur ! souffla Doug.
L’état de Bill avait encore empiré. Sa peau d’une pâleur effrayante se racornissait. Elle coulait de son visage comme de la cire fondue. Ses cheveux étaient devenus tout pelucheux et les ongles de ses mains noircissaient. Il n’avait même plus l’air d’un vieillard. C’était un véritable cadavre qui pourrissait à vue d’œil.
Jon en eut le cœur brisé. Il pleurait à chaudes larmes.
Doug s’agenouilla et posa deux doigts sur la gorge de Bill.
— On ne sent plus son pouls, annonça-t-il d’un ton calme. Et il ne respire plus.
— Bien sûr ! sanglota Jon. Cela fait plus d’un an qu’il est mort. (Prenant son père par les épaules, Jon le secoua de toutes ses forces.) Papa ! papa ! Réveille-toi, il le faut ! On va t’aider à sortir d’ici. Papa ! Papa !
Doug prit Jon par le bras.
— Ça ne servira à rien. On ne peut plus rien faire…
— Le soleil…
Un filet de voix s’échappa des lèvres craquelées de Bill.
— Papa ?
— Le soleil… se… lève…
Horrifié, Doug ne parvenait pas à détacher son regard du corps de Bill.
Jon se pencha tout près de son père.
— Papa, qu’est-ce qu’on doit faire ? Dis-le-nous !
Les paupières de Bill se soulevèrent en tremblotant. De ses yeux caverneux, il ajusta son regard jusqu’à ce qu’il discerne le visage de son fils.
— Jonny…
— Que faut-il faire ?
— Tes sœurs… en sécurité ?
Jon fit signe que oui.
— Maman ?
Nouveau signe d’assentiment.
Se rendant compte que Bill tentait de s’asseoir, Jon et Doug le soutinrent. Poussant un grognement, Bill regarda vers la fenêtre, yeux plissés. Le ciel où se profilait une vague lueur était encore plongé dans les ténèbres.
— Ca… mion, hoqueta Bill.
— Quoi ?
— Emmène-moi… dans mon camion… où il fait noir.
— Il veut retourner dans son camion, expliqua Jon.
Comme s’il avait eu le cœur au bord des lèvres, Doug acquiesça.
— O.K., emmenons-le…
— Je vais vous signaler tous les deux !
Jon et Doug jetèrent un rapide coup d’œil à celle qui venait de les interpeller. À présent, elle était assise, l’épaule basse, la mine défaite, les joues mouillées de larmes. En vérité, elle ne s’adressait à personne en particulier. Jambes grandes écartées, s’appuyant sur ses bras pour rester assise, elle criait en dodelinant de la tête.
— Signaler… tous…
— Bon, dit Doug, soulevons-le.
Jon se retourna vers son papa, mais un instant seulement, car il avait aperçu du coin de l’œil quelque chose de bizarre. Il y avait comme un mouvement dans le corridor plongé dans une obscurité totale. Une chose blanche bougeait. Plusieurs, même.
Des bras. De longs bras se tendaient vers eux avec lenteur. Et des visages. Blancs comme ceux des geishas, et barbouillés de… de… il ne savait… Chacun percé de deux trous noirs au fond desquels étincelait une prunelle sinistre.
Bras tendus, elles avancèrent, lentement d’abord, puis…
… Elles bondirent. Elles fondirent sur la femme, la ceinturèrent. Ouvrant la bouche, elles montrèrent leurs crocs dégoulinant de sang noir. Le visage de cette femme marqua une seconde de surprise… Puis elle fut entraînée dans le corridor obscur. Tout ce que Jon put encore voir se réduisit à des jambes agitées de ruades inutiles. Alors…
… L’obscurité redevint simples ténèbres, hormis les épouvantables bruits de succion qui s’échappaient du corridor.
— Doug ! glapit Jon.
Doug avait également assisté à toute la scène.
— Oh ! la vache ! beugla-t-il en soulevant tant bien que mal Bill. Faut dégager et vite.
De nouveau, une myriade de visages se découpèrent dans les ténèbres. Bientôt, plusieurs filles s’avancèrent dans la lumière crue des lampes halogènes. Elles étaient trois. Et toutes trois fixaient Jon…
… Un grand sourire aux lèvres.
Doug portait Bill dans ses bras aussi facilement qu’un paquet de linge. Jon le suivait tout en jetant des regards furtifs par-dessus son épaule. Elles étaient nettement visibles à présent. Les vêtements en loques, le corps couvert de sang, l’une exposait un sein rouge, l’autre une cuisse, rouge aussi.
— Vite, lança Bill d’une voix défaillante. Seigneur… vite…
Doug et Jon coururent à toute allure, renversant au passage un petit présentoir où s’entassaient les cartes du Gold Pan. Ils se ruèrent à travers les premières portes vitrées, firent tomber un cendrier et enfin franchirent les deuxièmes portes.
Dehors, il neigeait plus que jamais. Le parking grouillait de monde. Certains parlaient en chuchotant, d’autres, agglomérés en troupeau, continuaient de chanter.
— Papa ! hurla Cece, perdue au milieu de cette cohue. C’est papa ! mon paaapaaa ?
— Non ! répondit Adelle en hurlant aussi fort que sa fille d’une voix étranglée par le chagrin. Cece, reste ici, attends là.
Adelle rattrapa Doug et Jon, alors qu’ils couraient en direction du camion de Bill.
— Mon Dieu, qu’est-ce qu’il a ? mais que lui est-il arrivé ?
Jon remarqua alors que l’état de son père avait encore empiré. Ses bras tremblaient et ses joues s’étaient creusées davantage. Mais le plus angoissant, c’était encore l’expression de douleur et de peur figée sur son visage… ainsi que le faible gémissement qui s’échappait de ses lèvres crispées. Il prononça quelques mots d’une voix hésitante, comme si parler lui coûtait un immense effort.
— Les filles… Reste avec les filles, dit-il en tournant le visage vers Adelle, sans ouvrir les yeux.
Ils s’arrêtèrent derrière le camion.
— Il va bien, déclara Doug. Adelle, retourne auprès des filles. J’en ai pour un instant. Et tiens tout le monde à l’écart du bâtiment. Ce-ces-ces monstres sont dedans.
Adelle commença par protester, voulut parler à Bill mais Doug parvint à la convaincre, et elle rebroussa chemin à contrecœur.
— Dedans… si-s’il vous plaît, fit Bill d’une voix d’asthmatique.
Doug ouvrit la porte de la cabine et hissa Bill dans le camion. Jon monta à son tour. Puis Doug posa Bill sur la couchette plongée dans l’obscurité. Replié en boule, il supplia :
— Le sac… à glace… dans le coin…
En raison de sa petite taille, Jon se glissa facilement au fond de la couchette. Plissant les yeux, il finit par découvrir un sac au pied du matelas. Il l’ouvrit et aperçut plusieurs poches en plastique rangées en piles. Chacune était remplie d’un liquide rouge foncé et épais.
Comprenant ce que c’était, il fut secoué d’un frisson. Hébété, il restait à genoux, regardant ces poches pleines de sang.
— Jo-Jonny… s’il te plaît ! gémit son papa.
Jon retira une poche en la tenant du bout des doigts, puis la tendit à son père.
Bill lui arracha sa pitance des mains. Il déchira le plastique à un angle avec ses dents. Ses mains étaient agitées de tremblements convulsifs.
— Voyons, papa, t’as pas besoin de ça ! dit Jon d’un ton à la fois calme et implorant. On va aller chercher un médecin et il pourra…
D’un geste de la main, Bill lui demanda de s’éloigner. Il renversa la poche sur sa bouche, comme s’il avait bu au goulot d’une bouteille ; le liquide nourricier coulait entre ses lèvres craquelées et tuméfiées. Il but à grandes gorgées bruyantes, un peu de sang dégoulinant sur son menton. Un instant, il arrêta de s’abreuver pour tousser et s’essuyer la bouche.
Jon fut saisi de haut-le-cœur. Il se retourna si brusquement qu’il faillit glisser de la couchette. Puis il se laissa tomber sur le siège du passager. Plié en deux, le visage enfoui dans ses mains, il pria en espérant qu’un jour, il parvienne à oublier tout ce qui s’était passé au cours de cette nuit cauchemardesque et surtout ce qu’il voyait maintenant. Impuissant, Doug lui caressa le dos…
… Une vague expression de béatitude s’affichait sur le visage de Bill, trahissant l’immense plaisir qu’il ressentait. Une jouissance bien supérieure à celle de la plus belle des nuits d’amour. Il délaissa son sachet en plastique et un frisson le parcourut. Il se lécha les coins de la bouche tout en s’allongeant pour mieux sentir le sang qui réchauffait son corps glacé et lui redonnait de l’énergie. Yeux clos, immobile, il écoutait les chuchotements de Doug et de son fils.
Le jour allait bientôt se lever. Il le sentait venir jusque dans la moëlle de ses os. Tu meurs déjà-déjà… déjà…
Les créatures immondes qui se tapissaient dans l’obscurité du parking réservé aux camions allaient battre en retraite dans la cave ou se blottir dans quelque recoin obscur jusqu’à ce que le soleil disparaisse encore une fois. Alors, elles pourraient de nouveau sortir pour s’alimenter. Seulement, elles n’allaient plus se dissimuler. Maintenant que leur Reine avait péri, elles allaient abandonner toute subtilité et fondre sur leurs victimes comme une bande de charognardes.
Cela dit, elles étaient vulnérables jusqu’à la tombée de la nuit.
Et jusqu’au crépuscule, elles allaient devoir rester dans ce parking.
Des cibles faciles.
Et si j’attends trop longtemps, ajouta Bill pour lui-même, moi aussi, je vais être une cible facile.
— Jon ! lança Bill d’une voix grinçante, un rien plus forte mais un rien seulement.
Temps de silence, puis :
— Ouais ?
Se redressant, Bill essuya son visage ensanglanté sur une couverture.
— Viens ici, s’il te plaît.
Jon n’avait aucune envie d’obtempérer. A contrecœur il lorgna par-dessus le rebord de la couchette en évitant de croiser le regard de son père.
— Rends-moi un service, poursuivit Bill en essayant de garder un ton ferme. Va rejoindre ta maman, d’accord ?
Pas de réponse.
— Et… donne à tes sœurs un baiser de ma part. Dis-leur que je les aime et que je suis très triste de ne pas les avoir revues. Peut-être… peut-être une autre fois.
— Mensonge, murmura Jon en se détournant.
Bill le saisit par le poignet et le retint encore un instant.
— Jonny, je suis désolé. Tu sais bien que… jamais je n’ai voulu tout ça. C’est à cause de l’une de ces filles, mais ce n’est la faute de personne. Elles sont partout dans le monde et personne n’y peut rien. Si tu ne peux pas cesser de me haïr… au moins, ne t’en prends pas à ta mère. Ni à Doug. D’accord ?
Évitant toujours de regarder son père, Jon acquiesça d’un tout petit signe de tête.
Bill avait une envie folle de tenir une dernière fois son fils dans ses bras, mais il ne voulait pas lui infliger ce supplice. Il se contenta de regarder attentivement le visage de Jon, gravant ses traits dans sa mémoire, ainsi que la moindre de ses imperfections. Alors il vit une chose qu’il n’avait jamais remarquée auparavant. Sur le cou de Jon, juste sous sa mâchoire. Un petit carré de peau sous lequel se cachait quelque chose.
Une chose merveilleuse.
… À moins que tu ne te nourrisses d’êtres vivants…
Une chose splendide…
… À moins que tu ne boives le sang chaud qui palpite encore dans les veines et les artères d’un être humain…
Voilà qui était très alléchant.
… Tu mourras.
Une palpitation.
Tu meurs déjà.
Bill détourna brusquement la tête. Il dut faire un effort surhumain pour ne plus penser à cette palpitation, à ce sang frais coulant dans les veines de son fils ni à la faim qui le rongeait et enflammait ses tripes. Il serra le poignet de Jon et dit d’une voix très lasse :
— Je t’aime… mon fils.
Alors, Jon craqua. La mine défaite, écrasé par le chagrin, il répondit vite entre deux sanglots :
— Moi aussi.
Et aussitôt, il sauta au bas du camion et détala à toutes jambes.
Bill mit un certain temps pour réunir le peu de forces qui lui restait encore afin de se rasseoir ; puis il balança les jambes hors de la couchette. D’épais flocons de neige tombaient toujours. Le ciel était saturé de nuages gris acier dont les plus bas se teintaient de gris perle. La lumière du jour était un peu plus vive mais encore à peine naissante. Pourtant, Bill eut l’impression d’avoir les yeux transpercés par des éclats de métal chauffés à blanc. Il mit une main sur ses paupières pour les protéger. Assis sur le siège du passager, Doug l’observait, l’air à la fois angoissé et impuissant.
— Est-ce que je peux faire quelque chose pour toi ? demanda-t-il nerveusement.
— Vouais… Prends mes lunettes de soleil dans le vide-poches de la portière.
Doug obtempéra et Bill chaussa ses lunettes. Elles le soulageaient un peu, mais sans plus. Et dans quelques minutes, elles ne lui serviraient plus à rien. Bill savait que, bientôt, il n’allait plus être qu’un cadavre pourrissant à vue d’œil dans la lumière du levant, voilée par du brouillard.
— Maintenant, poursuivit Bill, va-t’en et oblige les autres à se tenir le plus loin possible du Gold Pan.
— Mais pourquoi ?
Bill secoua la tête.
— Obéis-moi… Et… euh… prends soin d’A. J. et des mômes. Prends bien soin d’eux. Et dis à A. J. (Dis-lui quoi, au fait ? A quoi bon ?) Dis-lui… eh bien… que je suis navré.
— Écoute, Bill, peut-être qu’on peut faire quelque chose ? Peut-être que quelqu’un peut t’aider à te débarrasser de ça et…
— Va-t’en.
Doug hocha la tête lentement, ouvrit la portière et descendit. Les yeux levés vers Bill, il resta un moment à côté du camion.
— Grouille, bon Dieu !
La portière claqua. Bill entendit la neige crisser sous les semelles de Doug. Il le regarda s’éloigner vers la foule amassée dans le parking. Des voix effrayées et hésitantes entonnèrent d’un ton discordant « The Old Rugged Cross ». Sur la droite du Gold Pan, il entrevit – malgré sa vue trouble – plusieurs corps gisant çà et là, immobiles dans la neige. Puis, son regard se porta vers la station-service. Les postes à essence, comme des robots mécaniques figés, se tenaient au garde-à-vous, leurs doigts crochus en chrome plantés dans l’oreille.
Peut-être allait-il échouer ? Le courant était toujours coupé, ce qui diminuait ses chances de réussite. Heureusement, il restait encore trois véhicules garés près des pompes. Trois voitures qui étaient en train de faire le plein, quand la panne d’électricité avait eu lieu. Si cela échouait, il restait encore le poste de gas-oil. D’une manière ou d’une autre, il fallait qu’il tente le coup. Après tout…
Tu es déjà – en train de mourir…